Virée Européenne

Par Steve ThorntonPublié le

Une observatrice, deux guides, cinq pays, 19 compagnons, des milliers de courbes et des tonnes de souvenirs

Sous le signe de la prudence

Matinée du deuxième jour, nous roulons sur une route qui monte et descend, bordée par une forêt très dense, au nord-ouest de Munich. Il pleut et les arbres font une arche qui assombrit encore le ciel. Je suis troisième ou quatrième dans la file. En arrivant en haut d’une côte, dans un virage à gauche, je vois une moto BMW tombée sur le côté, coincée sous le garde-fou. J’arrête et m’approche en courant, il y a déjà deux ou trois personnes près de la moto. Elles crient et essaient d’apercevoir le pilote dans la forêt noire et mouillée.

Il fait partie d’un groupe de trois amis Américains venus pour cette randonnée organisée en Europe. Je me souviens que c’est un homme mince, d’âge moyen, qui a fière allure, surtout avec ses lunettes de soleil bleues. Mais maintenant, ses amis l’appellent avec inquiétude.

Puis on entend une voix et quelques secondes plus tard, l’homme émerge de la forêt. « Tout va bien », dit-il. Quelqu’un lui tend le bras pour l’aider à enjamber le garde-fou. En examinant la F800GS remise sur roues, nous constatons qu’elle ne semble pas avoir subi trop de dommages. Le pilote demeure encore quelques instants assis sur le garde-boue, il a toujours son casque, la tête appuyée sur les mains. Il se remet de ses émotions.

J’avais parlé un peu avec lui la veille tandis qu’il fumait le cigare avec ses amis sur le balcon de l’hôtel Reichs Kuchenmeister, à Rothenburg. Il est médecin, sans doute le seul du groupe, alors je suis content qu’il ait survécu!

Des motos sur les panneaux
Les motocyclettes sont très présentes en Allemagne. Et certains panneaux routiers confirment l’importance qu’on leur accorde dans ce pays. Par exemple, sur une autre route en forêt, nous avons aperçu un immense panneau avec comme illustration une moto sport bien inclinée, conduite par un pilote au genou sorti. Sous la roue avant, une marque de dérapage et le mot Sturzgefahr, ce qui veut dire Danger de chute, selon Google.

Plus loin, encore sur une route de forêt, un autre panneau avec différents pictogrammes. Sur celui du haut, deux autos côte à côte dans un cercle, avec une barre en diagonale. Ce qui signifie : dépassement interdit pour les autos. Puis en bas, une moto et deux flèches qui pointent vers l’avant. Autrement dit, dépassement interdit sauf pour les motos. Cool!

Nos guides
L’entreprise qui organise notre randonnée s’appelle Edelweiss. En ce premier après-midi en terre bavaroise, nous rencontrons nos guides à l’Hôtel Henry, dans la ville de Erding, près de Munich. Le chef s’appelle Ramon Christ et il se débrouille en anglais. Anja (prononcer Anya) Thiel parle moins bien la langue de Shakespeare et l’on voit qu’elle n’est pas encore très habituée à guider des groupes de motocyclistes. Il y a aussi une troisième personne qui sourit toujours, qui prend des photos et qui semble avoir obtenu une permission spéciale pour être ici. Quand vient son tour de parler, nous apprenons qu’elle est étudiante et que nous sommes ses sujets de recherche… Elle s’appelle Franziska (Francheska) Falkner, elle prépare une thèse sur les traits culturels des motocyclistes, et elle l’a l’air de penser que nous pourrions lui être utiles… Franziska est une jeune fille à la gaieté contagieuse et on sent que son regard sur nous sera bienveillant. En plus, elle parle anglais, ce qui pourrait s’avérer utile. Ramon nous a dit de ne pas nous inquiéter si jamais on s’égarait : « En Europe, tout le monde se débrouille en anglais, dit-il, sauf nous… »

Nous sommes à la mi-juillet, l’air est tiède et Anja nous guide sur des routes qui sillonnent un territoire agricole soigneusement entretenu. Nous réalisons que dans cette campagne allemande, il y a un village tous les trois kilomètres. Les routes sont étroites et sans accotement. En traversant les villages, on longe de près les murs des maisons et on frôle les autos, parfois très petites et très sophistiquées, stationnées avec deux roues dans la rue et deux roues sur le trottoir. Il y a à peine la place pour laisser passer la circulation. Les camions sont adaptés : ils sont plus étroits et plus hauts qu’ici. Et ils roulent étonnamment vite – les Allemands semblent être de très bons conducteurs. 

Anja roule à bonne allure, mais sans excès. Elle se retourne constamment pour voir si ses poussins sont tous là. Aujourd’hui, Ramon conduit la camionnette remplie de nos bagages et il ne veut pas que l’on s’égare lui non plus. Un soir, en prenant un verre et en fumant des cigares, il nous a dit dans son anglais charmant « je pas aimer perdre un participant. Normalement, je dois pas dire, mais c’est arrivé très très rarement… »

Évidemment, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas avoir toutes les motos à l’oeil en tout temps. Cet après-midi-là, j’ai vu l’un des pilotes descendre d’urgence de l’arrière d’une des motos pour répondre à des besoins impératifs. Il a été victime d’un empoisonnement alimentaire et il avait dû s’arrêter plusieurs fois, plus tôt dans la journée, à cause de fortes crampes. C’est pourquoi, maintenant, il est passager sur une R1200RT. 

De son côté, Anja n’a aucune raison de s’imaginer qu’un de ses protégés va devoir s’arrêter subitement et se précipiter dans un restaurant pour vomir. Alors, j’accélère la cadence pour la rejoindre et je lui explique la situation. Elle nous emmène un peu plus loin pour que nous l’attendions pendant qu’elle s’occupe de son poussin malade. Nous sommes dans un stationnement en vieux pavés, dans un village bavarois de conte de fées. Autour de nous, des maisons comme en pain de sucre avec des fenêtres à meneaux et des toits pointus. C’est magnifique.

Nos chutes
Anja nous guide à travers un dédale de petites rues et de virages serrés puis nous débouchons dans la ruelle derrière notre hôtel. De là, il faudra grimper une côte abrupte, tourner à 90 degrés vers la droite et entrer dans le garage de l’hôtel. Comme Franziska ne conduit que depuis quelques semaines, Anja prend le guidon de sa petite BMW et la mène à bon port. Je fais de même avec la mienne. Puis Rob cale le moteur et sa machine tombe au sol en faisant un son grinçant. Beaucoup de bruit, mais peu de dommages. Cette chute fut la première du voyage, mais pas la seule…

Nos bagages nous attendent, soigneusement distribués dans nos chambres respectives par Ramon. Peu après, nous nous rejoignons pour l’apéro dans un restaurant en face de l’hôtel. Après quelques bières, nous décidons d’assister à un spectacle, puis de revenir manger plus tard.

En fait, c’est un spectacle-visite à travers les rues du village de Rothenburg, donné par un comédien qui porte une hache avec un manche de deux mètres de long… Il a une tunique noire et déclame son texte avec passion et humour. Le village a deux portes : la première date de l’an 1200 environ, la seconde remonte aux années 1500. « On l’appelle la Nouvelle porte… », explique-t-il. Une heure plus tard, nous revenons à notre point de départ après un tour d’horizon de ce village qui a connu tant de batailles. Notre comédien passe le chapeau et celui-ci déborde.

Cinq heures du matin le lendemain. La place centrale de Rothenburg est encore plongée dans le noir et la lune brille sur les beaux bâtiments anciens. On sent déjà l’odeur des brioches à la cannelle et du pain qui sort du four.

Douze heures plus tard, Steve négocie une courbe au guidon de sa F800GS, ses pneus frappent un obstacle, et c’est la chute. Nous sommes soulagés de le voir se relever après une glissade, mais il a mal à un pied. Steve explique à Anja qu’il peut conduire pour les quelques kilomètres qui nous séparent encore d’Heidelberg. Là-bas, Ramon l’emmène à l’hôpital pendant que nous nous installons à l’Hôtel Ritter. C’est un hôtel très baroque et un peu étrange, âgé de 500 ans. Ma chambre est au rez-de-chaussée, mais pour m’y rendre, je dois passer à la réception, monter au deuxième étage, marcher dans un corridor, puis prendre un ascenseur spécial pour redescendre au rez-de-chaussée… Non, il n’y a pas d’autre façon!

À l’hôpital, Steve apprend qu’il s’est cassé la cheville. Sa randonnée se termine ici.

Au moins trois motos se sont retrouvées au sol depuis le début de cette randonnée : Rob à l’entrée du garage, Franziska dans une station-service, et Steve. Un participant âgé a aussi laissé tomber sa machine. Nous tombons comme des mouches… Quand Franziska a échappé sa Suzuki, le levier de vitesses s’est brisé. Heureusement, il y avait un mécanicien sur place et il a pu le réparer – de manière impeccable – pour seulement cinq euros.

Finalement, Franziska n’a pas repris le guidon de sa Suzuki. Sherm, un septuagénaire de petite taille avait trop de difficulté à maîtriser la F800GS. On a alors décidé de confier la BMW à Franziska et de laisser sa Suzuki à la station-service. Quant à Sherm, il a fait tout le reste de la randonnée à l’arrière de la R1200RT de John.

Jour 3, France. Edelweiss appelle cette randonnée Best of Europe. Alors, nous allons parcourir plusieurs pays. Mais comme il n’y a plus de frontières physiques officielles dans cette région de l’Europe, nous ne réalisons pas toujours exactement quand nous changeons de contrée.

Avant d’arriver en France, nous devrons rouler sous la pluie, parfois très forte. Dans un village, George aperçoit une scierie et il tourne subitement à gauche parce qu’il a remarqué qu’il y avait un porche pour s’abriter. George est un Canadien qui roule avec sa femme Diane, une jolie blonde qui porte une très élégante – et très mince – veste italienne. Je ne croyais pas qu’elle accepterait d’enfiler ma doublure de veste caoutchoutée, mais elle a l’air d’avoir froid et décide d’opter pour le confort.

Nous avons tous suivi George sans réfléchir et nous voilà serrés comme des sardines sous le toit. Les travailleurs de la scierie nous regardent d’un drôle d’oeil. Anja va discuter avec un vieil homme qui s’approche. C’est le propriétaire. C’est son anniversaire aujourd’hui (70 ans) et il nous invite à prendre un café et à participer à la petite fête avec les employés. Une heure plus tard, la pluie a cessé et nous nous apprêtons à reprendre la route. Puis j’entends à nouveau un son devenu trop familier. C’est Raj qui a échappé sa K1300. Son pantalon de pluie s’est coincé sur une pièce de la moto et l’a empêché de mettre le pied au sol à temps. Son épouse Puneeta a eu la présence d’esprit de sauter rapidement sur le côté et personne ne s’est fait mal.

Raj répare son pantalon déchiré avec du ruban adhésif et nous reprenons la route vers la France.

Les filles
Nous passerons deux nuits à Sélestat, à l’Hôtel Majuscule. Il y a des bidets dans nos chambres, mais c’est tout ou presque. Demain, c’est journée libre. Deux Américains, Mickey et Dianne, iront visiter des amis qui habitent tout près. Ramon guidera les volontaires vers les routes des environs. Les autres improviseront.

Nous n’avons pas roulé avec Ramon encore et j’espère que nous aurons droit à une journée de conduite sportive. Mais j’ai peur que des pilotes plus pépères décident de nous accompagner – et de nous ralentir…

Le matin, nous nous retrouvons derrière l’hôtel, sous un soleil radieux. Chet, un des pilotes les plus lents, est présent, ainsi que son frère Sherm, qui montera derrière John. En quittant Sélestat, nous nous dirigeons de nouveau vers l’Allemagne, destination Forêt-Noire. Ramon mène le bal à vitesse modérée et Chet le suit. On nous a dit de ne pas faire de dépassements, mais je n’ai pas dû bien comprendre, peut-être à cause de l’accent allemand… Alors, quand la route de montagne commence à onduler délicieusement dans la forêt, je dépasse Chet et je vais me coller au derrière de Ramon. Il roule sur une Kawasaki Versys jaune et il accélère maintenant la cadence, courbe après courbe, après courbe!

Et moi aussi. Ramon roule vite et je suis aux anges – j’avais besoin de cette dose d’adrénaline. Le comportement de la R1200RT me surprend agréablement : elle est solide et son tempérament sportif permet de profiter de chaque seconde sur ces routes divines. Ramon roule toujours avec fougue lorsque je me fais dépasser par John l’Australien. Son style de conduite est particulièrement rapide et coulant – et je ne suis pas surpris d’apprendre qu’il a fait de la compétition dans sa jeunesse. Sa femme Del est assise à l’arrière, toute calme, elle filme avec sa vidéocaméra. À une intersection, John s’approche de moi et me dit avec un grand sourire : « Super bonne idée que t’as eue là! »

Les autres nous rejoignent peu de temps après. Il y a deux Américains : Dennis, un avocat spécialisé en environnement, à la conduite fluide et intelligente, et sa copine Charlene, une jolie brune qui me laisse gentiment la flirter un peu. Il y a aussi un couple d’Australiens sur une K1300 : Chris sait tirer profit de l’immense puissance de ce moteur, et sa femme Virginia fait aussi des vidéos depuis la selle arrière, même quand la moto est très penchée. Chapeau à ces deux Australiennes pour leur calme et leur belle énergie!

Plus tard dans la journée, nous nous sommes arrêtés pour visiter un monastère. J’étais tellement emballé par la randonnée que je me suis approché de Ramon pour le serrer dans mes bras. Il a reculé d’un pas : de toute évidence, il n’est pas habitué à ce genre de manifestation physique d’enthousiasme…

Le vieux monastère est calme, apaisant, magnifique.

Sur la route nous avons mangé dans un petit restaurant et presque tout le monde a pris le plat inscrit au tableau noir : une « tarte flams », qu’on pourrait décrire comme une pizza carrée à la croûte mince.

Pendant cette randonnée européenne, nous roulerons aussi en Suisse, au Liechtenstein et en Autriche. Nous visiterons une boutique qui se vante d’avoir la plus grosse horloge coucou au monde, nous achèterons du chocolat suisse, nous dormirons dans la verte campagne alpine. Et nous croiserons des centaines d’autres motocyclistes sur les routes des Alpes. Des routes en lacets spectaculaires sous le soleil brillant, que nous avalerons à des vitesses de plus en plus élevées jour après jour. Les Canadiens Bob et George faisaient partie des pilotes rapides et leurs blondes, Kathryn et Dianne, étaient d’excellente compagnie aux repas du soir. Kathryn a perdu le sens du goût. Elle a déboulé des escaliers il y a quelques années et elle a perdu une grande partie de son odorat et sa capacité à goûter les aliments. Elle ne reconnaît guère plus que le sucré, mais elle a appris à apprécier les textures. Elle et Bob ont fait de longues randonnées à bicyclette. Dianne est féminine et souriante et elle est devenue très amie avec la gracieuse et jolie Puneeta. Virginia n’a pas perdu son sens de l’humour même si elle s’est perdue dans un petit centre commercial. Toutes des femmes super! Et même si Anja et Franziska étaient les seules à piloter, j’admire la détermination et la joie de vivre de notre contingent féminin lors de cette aventure sur deux roues parfois difficile et toujours un peu serrée côté horaire.

Rouler, manger, dormir
De retour en Allemagne pour la dernière soirée. Franziska m’interviewe; elle veut parler à tout le monde avant la fin de l’aventure. Elle veut avoir mes impressions sur la randonnée, la conduite, savoir si j’ai accompli quelque chose. Je lui réponds que « mon principal accomplissement, c’est de n’avoir embarrassé personne… D’habitude ça m’arrive toujours… » Cette fois-ci, je suis particulièrement content parce que j’ai vraiment apprécié plusieurs de mes compagnons : les Canadiens, les Australiens, certains Américains, Raj et Puneeta. Ramon et Anja. Franziska.

Le lendemain matin, nous sommes quelques-uns à table pour le déjeuner. George retire méticuleusement la coquille de son oeuf et je décide de lui montrer un truc. Il faut enlever un petit morceau de coquille à chaque bout de l’oeuf pour faire deux trous, puis le porter à ses lèvres et souffler par un des trous. Avec un oeuf dur, ça marche très bien : l’oeuf glisse à l’intérieur de sa coquille et il sort tout propre. Avec un oeuf à la coque, je découvre qu’on obtient… une explosion! Et comme toute bonne explosion, elle envoie des projectiles – jaunes et blancs – tout autour… Oups, finalement, j’ai réussi à embarrasser quelqu’un. Plusieurs personnes, en fait…

Mais j’espère qu’elles ne m’en tiendront pas rigueur. Ce fut une randonnée mémorable, axée sur les plaisirs : rouler, manger, rouler, prendre un apéro, souper, prendre un digestif. Puis dormir, et recommencer le lendemain!

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